Passion lecture... Petit clin d'oeil pour Gwendoline...
La jeune fille à perle de Tracy Chevalier
Si ce beau roman de Tracy Chevalier fascine, c’est par l’aisance avec laquelle le lecteur se trouve introduit dans la vie austère des familles hollandaises au XVIIe siècle. D’un côté, le dur milieu des petites gens qui ne répugnent point à la peine car pétris de l’idéal protestant ; de l’autre, les difficultés pour un artiste ayant renié sa religion d’origine à nourrir sa famille nombreuse quand il ne fait et vend que deux tableaux par an tout au plus. Le tour de force
réside dans l’alternance entre ces deux points de vue, que ne sépare souvent, outre l’immense génie de l’un contre le seul talent des autres, que l’adhésion à un dogme. Des états d’âme de Griet, jeune fille se métamorphosant en femme, servante s’attirant peu à peu d’inédites faveurs du maître, aux inquiétudes des parents en passant par les complots ourdis à leur niveau par chaque protagoniste.
La rencontre entre Vermeer et Griet, qui ouvre les premières pages, moment où Vermeer et sa femme embauchent Griet qu’ils aperçoivent dans la cuisine familiale en train de préparer une soupe dans la
cuisine familiale, triant les légumes en fonction de leur teinte, est
emblématique de ce que sera leur relation – mélange de respect et d’amour transgressifs imbriqués sur fond de décomposition spectrale des couleurs.
Extrait
:
"L'homme
m'observait de ses yeux gris comme la mer. Son visage allongé, anguleux,
reflétait la sérénité alors que celui de son épouse était aussi changeant que chandelle au vent. Il ne portait ni
barbe ni moustache, d'où cette apparence nette que j'appréciai.
Une houppelande noire couvrait ses épaules, sa chemise était blanche et son col de fine dentelle. Son chapeau était enfoncé sur la chevelure couleur de brique défraîchie par les
intempéries. "Que faisiez-vous là Griet ?" demanda-t-il.
Sa
question me surprit, mais je n'en laissai rien paraître.
Je
coupais des légumes pour la soupe, Monsieur."
J'avais l'habitude de disposer les légumes en cercle, par catégorie, comme les parts d'une tarte. Il y avait cinq parts : choux
rouge, oignons, poireaux, carottes et navets. Je m'étais servie d'une lame de
couteau pour délimiter chaque part et j'avais placé une rondelle de carotte au centre.
L'homme tapota sur la table. "Est-ce dans cet ordre qu'ils iront dans la soupe ? me demanda-t-il en étudiant le cercle.
"Non, Monsieur."
J'hésitais, je n'aurais pu expliquer pour quelle raison je les avais arrangés de la sorte. Je m'étais dit que ça devrait être comme ça, un point c'est tout, mais j'avais trop peur d'avouer ça à un monsieur.
"Je vois que vous avez mis de côté les légumes blancs, reprit-il en montrant les navets et les oignons. Tiens, ceux de
couleur orange ne voisinent pas avec ceux de couleur pourpre, pourquoi
ça ?" Il ramassa une tranche de chou et un bout de carotte, les
secoua dans sa main comme des dés.
Je
regardais ma mère, elle hocha discrètement la tête. "Les couleurs jurent parfois quand elles sont côte à côte, Monsieur."
Il
fronça les sourcils, de toute évidence il ne s'attendait pas à cette réponse.
"Dites-moi, vous passez beaucoup de temps à disposer les légumes avant de faire la soupe ?
"-Oh non ! Monsieur", répondis-je confuse, je ne voulais pas qu'il crût que je gaspillais mon temps. Du coin de l'œil, j'entrevis un mouvement. Ma sœur Agnès nous épiait, tapie derrière le montant de la porte. En entendant ma réponse, elle avait
secoué la tête. Il était rare que je mente. Je baissai les yeux.
L'homme tourna légèrement la tête, Agnès disparut.
Il laissa retomber les morceaux de carottes et de chou parmi
leurs semblables. Le chou se retrouva en partie avec les oignons.
J'aurais voulu
tendre la main pour le remettre à sa place. Je me retins, ce qu'il
devina. Il me mettait à l'épreuve.
"Assez bavardé comme ça", déclara la femme. Si agacée fût-elle par l'attention qu'il me portait, c'est moi qu'elle
fustigea du regard.
"Nous disons donc à demain ?" Elle se tourna vers l'homme avant de sortir majestueusement de la pièce, suivie par ma mère. L'homme jeta un dernier coup d'œil à ce qui devait être la soupe, puis il me salua de la tête et suivit les femmes. "